Vice et vertu, vice et versa
suite...
Et réciproquement. Après la perte de ses compagnons de fortune, Bartholomé devint si malheureux qu’il décida de ne plus manger ou presque… Peut-être inconsciemment avait-il peur de s’étouffer comme le pauvre Gula ? Même si le premier message n’était pas passé comme il l’aurait souhaité, son père persista dans son étrange logique de communication en lui offrant un nouveau camarade de jeu ; une petite chatte baptisée Tristitia (tristesse). Contrairement à l’effet souhaité et aux frasques improbables du raminagrobis, l’adolescent dépérissait à vue d’œil, sa peau mollissait, son corps se liquéfiait jusqu’au jour où le félin lassé de ses atermoiements disparut subitement.
Alors qu’il cherchait hagard Tristitia, au hasard des rues de la cité des Doges, une scène insolite l’interpella. Dans une étreinte charnelle, deux corps à demi nus se mélangeaient allégrement à l’ombre d’une venelle déserte. C’était la première fois qu’il était confronté aux plaisirs de la chair… Mais pas la dernière. Cette découverte le bouleversa complètement, tant physiquement que psychologiquement, et il n’eut alors plus qu’une obsession en tête : forniquer, forniquer et encore forniquer. Il commença tout seul, mais très vite, pour varier les plaisirs, il eut besoin de partenaires… Les prostituées se succédèrent dans la villa Igéa au grand dam de Bénédict qui cette fois, pour marquer le coup lui donna un lapin qui répondait au doux sobriquet de Fornicatio (luxure).
La mort du rongeur quelques mois plus tard, sans doute épuisé par les galipettes insatiables de son maître correspondit à une nouvelle rencontre… Un nouveau vice forcément… Une femme magnifique qu’il croisa par hasard et par enchantement à la Piazza San Marco lors d’une fin d’après-midi printanière. Angélina une rousse incendiaire était plus belle que toutes les autres, plus désirable aussi, si bien qu’il en tomba follement amoureux. Mais l’amour ne s’achète pas et la jeune femme n’était pas une catin, loin de là puisqu’elle faisait partie intégrante de l’aristocratie vénitienne. À dix-huit ans passés, ce fut réellement la première fois que la vie refusa un caprice à Bartholomé Casivelurius. Le choc s’avéra d’une extrême rudesse alors pour l’atténuer, son père lui fit cadeau cette fois d’un cygne aussi majestueux que caractériel nommé Invidia (envie). Mais le jeune homme n’en démordit pas et pourchassa sans relâche de ses avances maladroites et discourtoises la jolie Angélina. Ce qui lui valut au bout du compte une courte, mais salutaire peine à la célèbre prison Piombi, sous les toits du palais des Doges. L’établissement pénitentiaire avait ce nom lourd à porter, car sa couverture était faite de plaques de plomb. Et celles-ci agissaient notamment comme un catalyseur de chaleur en été, période à laquelle l’amoureux éconduit y séjourna presque deux mois…
Lorsqu’il sortit de cette étuve, Bartholomé n’était plus qu’un sac d’os efflanqué à la peau rougie et au cœur empli de haine. Ses parents organisèrent un immense banquet pour célébrer son retour, mais aussi, et surtout pour atténuer sa colère. Curieusement, quelques jours avant la sortie de son maître, le cygne avait brusquement disparu, déployant son plumage immaculé vers d’autres contrées. Afin de combler le vide affectif et animalier, le palmipède avait été rapidement remplacé par Ira (colère). L’attraction de la fête était donc cette femelle ourse de taille considérable avec son pelage couleur chocolat enchainée à un cyprès qui semblait trembler à chacun de ses grognements. Mais le jeune homme n’en avait cure et ne cessait de ressasser sa haine envers Angelina…
Quelques semaines plus tard, le cyprès craqua sous les assauts répétés d’Ira. Et c’est le malheureux Bénédict qui venait apporter la pitance à l’ursidé qui fit les frais de son déchainement. Le soir, déchiqueté, alité entre la vie et la mort, il réclama son fils en urgence, de peur de ne plus avoir assez de temps pour lui parler. Lorsque Bartholomé pénétra dans la chambre silencieuse, sa fureur avait complètement disparu. Les larmes aux yeux, il se sentait un peu coupable, car il aurait dû être à la place de son père… C’était son rôle initialement de nourrir l’animal, mais le pater familias ne lui en voulait pas le moins du monde, bien au contraire…
− Je suis fier de toi. Je vais mourir cette nuit alors je te donne tout, tout ce que j’ai bâti, construit de mes mains… Mais surtout mon cheval…
− Superbia (orgueil) ? L’interrogea son fils, un peu étonné.
− Oui… J’ai toujours appelé mes chevaux ainsi. Tu comprends maintenant ?
− Gula, Acedia, Tristitia, Fornicatio, Invidia, Ira, Superbia… Je n’ai jamais été très doué pour le latin, cependant, je sais quand même que ce sont les sept pêchés capitaux.
− Oui, mais à une différence près… Contrairement à Thomas D'Aquin, je n’ai jamais considéré l’orgueil comme un pêché ou un vice. L’orgueil est le ciment qui façonne les hommes et parfois même les héros… Tu as surmonté tous tes vices, les uns après les autres… Mais, je veux que celui-ci, ton dernier, tu le gardes au fond de toi-même pour toujours…
Ce furent les ultimes paroles de Bénédict. Son regard s’éteignit alors même qu’il comprit que son fils, d’un hochement de tête accédait à sa requête…
Mais l’histoire ne s’acheva pas sur cet ultime soupir. Peu de temps après, Superbia le magnifique cheval noir de Bartholomé se cassa malencontreusement une patte lors d’une mémorable chasse à l’ours... Le cœur en berne, il dut se résoudre à abattre l’animal, perdant d’un coup le dernier vice qui lui restait. Une semaine après, contre toute attente, le jeune descendant des Casivelurius qui n’avait plus goût à rien, se retira discrètement chez les moines franciscains de l'île de San Francesco del Deserto. Là-bas, dans son froc gris de laine et sous son capuchon court et arrondi, il put se concentrer essentiellement sur les sept vertus cardinales : la chasteté, la tempérance, la prodigalité, la charité, la modestie, le courage et l'humilité… Mais, la vie sans vices, sans péchés n’en était plus une alors il se suicida peu de temps après, dans la nuit du 12 au 13 mars 1443. Son corps noyé fut retrouvé à San Erasmo. Malgré la corde qui le reliait à une pierre d’infortune, la lagune n’en avait pas voulu et l’avait recraché comme un vulgaire déchet.